La "Grotta"



Gaëtane Lamarche-Vadel 

in Catalogue La lecture, École nationale d’art, Dijon 1992.




Déjà dans la caverne de Platon, les prisonniers devaient tourner la tête pour voir l'autre image, la vraie; ici dans l'installation de Jean-François Guiton il faut la lever et la baisser: signe sans doute qu'on ne voit bien qu'avec le corps. Sans axe de rotation notre vision du monde serait figée; de cette étroitesse de vue nous préserve l'œuvre qui ici sollicite notre souplesse cervicale. Le premier sentiment provoqué par la double attraction des images projetées au plafond de la salle d'exposition et de celles diffusées par le moniteur est de dissociation. ici et là-bas, devant soi et au-dessus de soi, la simultanéité des images qui se succèdent là haut, défilent devant soi, requiert l'attention dans deux directions différentes. Aspiré par la tête, hypnotisé par l'écran, ces tensions contradictoires infligent de reconnaître notre infirmité de n'avoir qu'une face voyante, l'autre autrefois ouverte sur le ciel, définitivement refermée et devenue aveugle. Aussi, incapable d'ubiquité, répondons nous à cette double émission lumineuse par des mouvements alternatifs de la tête. Cette gesticulation rend impossible la perception globale de l'oeuvre. En défaut par rapport à elle, toujours absent à l'un ou à l'autre de ses pôles, nous prenons subitement conscience que là réside peut-être le ressort de l'œuvre. L'impossibilité d'appréhender les images d'un seul et même coup d'œil s'avère être aussi la possibilité pour elles de se greffer les unes sur les autres. S'indique en creux un lieu où les images ne passent plus seulement, ne s'écoulent plus mais s'articulent les unes aux autres. Sautant de l'une à l'autre le regard crée le lien, connecte les pellicules comme des fils qui assemblent deux tissus. L'oeil ravaude les morceaux décousus de la pièce. il effectue les raccords que l'artiste a volontairement laissés vacants. A notre insu, il nous a désigné pour établir le contact entre les bandes hétérogènes, juxtaposées.

La première bande fixe un moment de concentration: un homme, son buste décapité par la caméra, est plongé dans la lecture d'un ouvrage ouvert devant lui. La deuxième projetée sur les voûtes de la salle grâce à des projecteurs camouflés aux quatre coins du plancher, est constituée de diapositives choisies exclusivement dans les registres de la nature et de l'art: rocher, feuillage, ciel, mer, fournaise... peintures et sculptures du Bernin, Cortone, Broederlam, Lascault... Les quatre photographies identiques sont émises ensemble afin de couvrir la superficie des trois travées de voûtes, quitte à se chevaucher.

Entre cette double focalisation d'images disparates, l'espace de va-et-vient du regard, ce vide, cet écart devient moteur, rassembleur. il réalise parfaitement ce que Jean-François Guiton aime à dire et répéter à propos de son travail: les bandes-son et les bandes-images - ou dans le cas présent l'image vidéo en mouvement et les images diapositives fixes - ne sont que virtuelles: réel par contre est le film que vous composez avec les éléments que je donne. Cette troisième bande que personne ne verra jamais, dont personne ne saura si elle existe, c'est elle que désigne le nom attribué à l'oeuvre: "La Lecture".

Même si à première vue, l'attitude de l'homme à la chemise rayée (laquelle occupe l'écran en permanence) absorbée dans la contemplation d'un ouvrage pourrait justifier le titre, l'image reste une image, c'est-à-dire une fiction. En effet le livre dont les larges pages balayent régulièrement l'écran est resté hors champ. Celui qui est posé sur la table devant le moniteur, à la manière d'un trompe l'œil, est imprimé en "langue morte". Le déchiffrage de l'écriture reste donc improbable. Difficiles à décrypter sont aussi les images projetées sur les voussures de la pièce. Elles sont à la fois déformées par le galbe des voûtes, l'éloignement et l'angle de projection (du sol les rayons lumineux obliques décrivent un trapèze au plafond), l'enchevêtrement des formes superposées. Les visages s'allongent, les plis se dilatent et se resserrent sur les bords, les arcades se multiplient en forme de labyrinthes, les pierriers, les feuilles se densifient, comme en miroir se répètent àl'infini les rides et les miroitements d'eaux, l'espace entre deux motifs picturaux s'enfle démesurément. Anamorphoses, distorsions des figures, variations des échelles: importe peu décidément l'identification des effigies. Suggérer suffit. Il ne s'agit pas de rendre reconnaissable le modèle mais plutôt de jouer avec les icônes, décomposer, recomposer leurs éléments, leur imprimer des mouvements d'accélération, d'intensification, soit au contraire d'étalement, de grossissement, d'écrasement. Inventer des rythmes qui forment et déforment les sons et les images. Travailler à la surface de la pellicule ou de l'écran. Négliger la dimension de la profondeur au profit du plan d'immanence: celui de la chemise parcouru par les infimes mouvements de la vie. La respiration gonfle très légèrement le tissu. Le moindre changement de position du coude ou du poignet se répercute dans les plis du vêtement, modifie en conséquence la distribution des lumières et des ombres ainsi que le paysage presque géologique de lignes de crêtes et de dépressions. Les rayures de la chemise se courbent, se compriment, se cassent, changent de direction, accentuent les différences des parties convexes et concaves. Ces lignes se conduisent comme les génératrices des surfaces gauches, elles les révèlent.

Ces jeux topologiques, présents dans la plupart des vidéos de Jean-François Guiton, ont pris la place des opérations géométriques et théâtrales sur la 31 dimension. Celle-ci, tournant le dos à la hiérarchie des plans, se profile à la surface de la toile qui se soulève, s'incurve au moindre souffle, s'érige, se contracte, produit des cassures, des abrupts, en ne se séparant pourtant jamais du plan, en demeurant toujours la même surface une et continue. "Voile", "Albatros", "Question de souffle", "Coup de vent", " Fardeau"... reprennent ce motif qui acquiert son maximum d'effet lorsqu'il est utilisé à son minimum. L'image acquiert un pouvoir hypnotique quand réduite à une toile blanche, tendant à se confondre avec l'écran, celle-ci commence à se déformer. Les accidents qui affleurent l'écran sont plus troublants que les péripéties de n'importe quelle histoire.

Jean-François Guiton a commencé la vidéo en ignorant le récit pour ne s'intéresser qu'aux rythmes lumineux et sonores. Il s'est inscrit d'emblée dans l'ouverture faite par les cinéastes des années 1920 pour un cinéma plus plastique que narratif. Aussi lorsqu'il choisit des thèmes littéraires comme Don Quichotte, c'est encore pour produire une interprétation rythmique voire chorégraphique: la lumière danse et l'écran est le lieu où elle se déplace. Là encore le corps est effacé au profit d'éclairs lumineux, traces sensibles de mouvements intempestifs de plus en plus rapides, tandis que les ailes du moulin - passages de lignes blanches sur un écran noir scandent la bataille ou le ballet guerrier du chevalier.

Pour empêcher l'histoire, le conte, le modèle, l'extérieur d'avoir prise sur l'image, pour court-circuiter le sens toujours prêt à phagocyter l'image, Jean-François Guiton substitue à la trame narrative des compositions chromatiques, des chaînes associatives et répétitives... et à celles-ci il superpose des structures sonores qui loin d'être redondantes, devancent l'image au contraire, l'entraînent dans des cadences infernales, l'éreintent. Notre tête poreuse aux bruits est happée par des espaces sonores, multiformes, souvent extrêmement violents (les sons ont été coupés au maximum de leur intensité et reproduits), dont la fin avouée est de nous arracher à une fascination de l'image. Il est évident que la bande-son relativement discrète dans la présente œuvre, est, dans cette fonction de distanciation ou d'écartèlement, secondée par la série de diapositives.

Enfin pour clore, comme le fait Jean-François Guiton qui termine souvent ses vidéos par des images ou des sons sans relation avec les précédents pour faire échec encore une fois aux adhésions émotionnelles et aux solutions univoques, je proposerai une autre "lecture", plus séduisante et plus trompeuse car elle a le goût du souvenir et le charme de la (fausse) reconnaissance.

La salle voûtée aux persiennes closes retient l'obscurité. Seules les images l'éclairent. L'homme qui lit - d'où sourd une lumière blanche - est ainsi plongé dans des atmosphères lunaire, maritime, sylvestre, aérienne, abyssale, marmoréenne, ecclésiastique, orante, miroitante, étincelante, lascive... prodiguant toutes sortes de couleurs bleuté, vert sombre, gris argent, or, céruse, incandescent... selon les peintures et les paysages représentés. Mais ce mariage de la nature et de l'art ainsi appliqué aux parois d'une salle aveugle pour le seul bénéfice d'un seul homme enclin à la réflexion a déjà un lieu, un nom: le studiolo de Francesco 1er, à Florence, conçu d'après l'invention de Don Vicenzo Borghini. Les princes de la Renaissance, hommes cultivés et éclairés, possédaient tous un "studio" ou un "scrittoio" où ils se retiraient pour lire, se recueillir, écrire... Le duc de Montefeltre avait fait tapisser le sien de marquetterie en trompe l'oeil. Celui de Francesco 1er, à la fois cabinet de collection et de méditation avait été entièrement peint et sculpté. Les thèmes avaient été imposés aux artistes: représentations des éléments naturels: air, eau, feu, terre selon les mythologies, leurs propriétés, leurs influences, leurs affinités avec les humeurs, les astres... au plafond et sur les parties supérieures, en-dessous il s'agissait de représenter des travaux humains, techniques et artefax qui utilisaient les énergies naturelles et les matières premières relevant des quatre éléments, soit: moulin à vent, forge... perles, pierres précieuses, bijoux, herbes médicinales ... )

La "lecture" réalisée dans la salle d'exposition des Beaux Arts pourrait bien être un simulacre de ces précieux studiolos...

" Le réel revient toujours à la même place" mais en parler, le désigner, c'est le manquer.