Des médias et des mythes

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Peter Friese

in Katalog “Hésitations des sens”, C.A.C de Basse- Normandie, Hérouville-Saint-Clair, 1998

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L’ utilisation artistique que fait Jean-François Guiton de la vidéo, et des technologies qui y sont liées, se distingue à bien des égards de manière positive de ce qui souvent est produit ou «mis en scène» par d’autres artistes multimédia. Ses installations, qui occupent pleinement un espace avec peu d’éléments, pourraient , à première vue, être qualifiées de minimalistes ou de conceptuelles s’il n’y avait toujours en elles un niveau narratif, littéraire et même parfois mythique, un «contenu» donc, qui complète et se superpose de façon particulière à la technique mise en jeu. D’une part, les images et les sons suggestifs de ces travaux agissent sur notre faculté de représentation sans cesse à la recherche d’analogies et de liens, mais aussi sur notre perception physique et spatiale en son entier. D’autre part, nous prenons conscience de l’aspect médiatisé et artificiel de toute l’entreprise grâce à l’évidence et à la transparence de leur présence dans l’espace et par l’agencement clair des éléments techniques qui les constituent. Les travaux de Guiton qui sont à la fois narratifs, littéraires, mythiques et auto-référentiels nous racontent des histoires tout en témoignant de l’acte de raconter par le truchement des médias. Ils renvoient donc toujours aux médias dont le hardware, choisi aussi en fonction de ses qualités sculpturales, devient ainsi un des thèmes du travail.

L’installation Le Fardeau (1990), par exemple, se compose d’une immense pièce de lin qui, telle une grande voile ou un hamac surdimensionné, se déploie d’un mur à l’autre et au milieu de laquelle repose un moniteur dont l’écran est dirigé vers le haut. Le poids de cet appareil, hardware au sens propre du terme, tend cette grande toile souple, lui donnant ainsi une forme qui ne pouvait apparaître que sous la contrainte d’une telle charge. Le dos arrondi du moniteur se dessine clairement dans la partie inférieure du tissu, la tension due à son poids y forme un éventail de plis qui s’écartent vers le haut. Vu ainsi, cet arrangement semble totalement minimaliste . Mais le moniteur ne fait pas que reposer dans le sillon creusé par son propre poids, il renvoie vers le haut l’image d’un morceau de ce même tissu, comme s’il s’agissait de faire réapparaître à la surface du moniteur, devenu une sorte de table lumineuse électriquement amplifiée, la partie de la toile qu’il cache. Un regard plus attentif discernera cependant des mouvements dans ce bout (virtuel) de tissu. Tout d’abord, on dirait une simple ondulation, peut-être causée par une brise, un souffle léger qui modifie la trame vidéo. Puis il semblerait que quelqu’un manipule le tissu par en dessous, comme s’il y avait de la vie, dont on serait d’ailleurs incapable d’imaginer la forme, derrière ou plus exactement sous cette toile virtuelle. L’image de ce bout de tissu sans cesse en mouvement est ainsi, d’une part une tautologie délibérée - comme s’il ne s’agissait pour l’artiste que de substituer l’image vidéo à un morceau de réalité à l’échelle un. D’autre part, le tissu virtuel de l’écran supporte sans problème la tension créée par la charge réelle du moniteur. On peut dire que cette image transcende aussi bien l’évidence de l’acte de porter, de peser et de pendre que la loi physique illustrée par la structure même du travail. C’est certes la représentation d’un paradoxe mais aussi la concrétisation d’une pensée dans l’espace au travers de laquelle, par la conjonction et la superposition du software et du hardware, une évidence de l’évidence, caractéristique du travail de Guiton, reste garantie, invitant le spectateur à la méditation. La multiplicité des rapports possibles entre les éléments, la perception incontestablement accrue de cet «être en suspens» font l’attrait esthétique particulier de ce travail silencieux. L’indétermination, ici magistralement montrée, entre cause, effet et règle physique fut cependant précédée par une décision artistique claire qui, dans le cas du Fardeau, ne pouvait qu’aboutir à cette installation minimaliste, constituée dans les faits uniquement d’une grande pièce de tissu et d’un appareil vidéo.

Les travaux de Guiton racontent, sans être bavards, ils impressionnent sans vouloir écraser le spectateur sous les accumulations prétentieuses, en forme d’armoires ou de pyramides, de moniteurs aux images clignotantes qui chargent les murs. Ils n’utilisent les technologies existantes ou nouvellement développées que pour stimuler des expériences, des discernements et des questionnements qui n’auraient pu être pensables de cette façon hors de ces constellations artistiques. La décision d’utiliser une suite déterminée de sons et d’images, ainsi que certains appareils pour leurs caractéristiques techniques est toujours le résultat d’une réflexion précise, l’expression d’une nécessité interne dans le cadre du processus artistique et jamais une fin en soi, suivant l’idée que l’art, pour tenter d’être toujours le plus contemporain possible, devrait se servir obligatoirement des technologies les plus récentes. 

Dans un travail de 1992, La Ronde, Guiton crée un espace obscurci que l’on peut vraiment qualifier de mythique, éclairé et dominé de façon impressionnante par quatre moniteurs et un ingénieux système rotatif de projection circulaire de diapositives. Les moniteurs sont disposés au centre de la pièce de sorte que les écrans sont face à face autour d’un espace cubique central visible seulement par le haut. Au sol de cet espace se trouve un miroir carré dans lequel les quatre écrans semblent se refléter à l’infini, créant ainsi un puits dont le point de fuite se trouverait dans le sol. Dans cet abîme de miroirs virtuels, Guiton fait défiler des images de lave en fusion qui, dans un mouvement lent, et par là—même encore plus menaçant, semble tournoyer vers les profondeurs. Les bruits retentissants issus des haut-parleurs placés entre les moniteurs rajoutent à l’intensité de ces images : cela gronde vraiment comme un tremblement de terre, produit le vacarme, le crépitement et le feulement d’une cheminée de volcan. Guiton utilise ici d’une façon conséquente les appareils existants, ces moniteurs dont la forme est déjà en elle-même sculpturale, pour créer, grâce à un jeu de miroirs aussi simple que hautement efficace, la cheminée d’un volcan artificiel. Les quatre blocs noirs combinés à la puissance rougeoyante du feu et au grondement fracassant des haut-parleurs suffisent à mettre en scène avec des moyens techniques simples la représentation d’une énorme force naturelle. Guiton ne manipule pas pour autant les spectateurs, il ne les impressionne pas par de dramatiques effets de clair-obscur et par une bande-son mystérieuse, comme cela arrive dans certains films. L’évidence de l’arrangement technique s’y oppose aussitôt, tout comme la médiatisation et la substitution d’une cheminée de volcan par de la vidéo qui font partie du thème même de l’installation. Le caractère sublime d’un phénomène (effectivement pensable) de la nature se superpose ici à la construction de ce mini-volcan, ersatz technique en comparaison risible. C’est bien là ce que voit, sent et pense l’artiste et avec lui le spectateur.

Mais ce n’est pas tout : au-dessus de ce lumineux abîme vidéo, et donc au-dessus de la tête des spectateurs, se déroule une danse macabre faite d’une suite qui semble ne pas vouloir finir de têtes de morts et de crânes momifiés. Guiton travaille ici avec des diapositives qui, par le biais d’un miroir rotatif, sont projetées en un mouvement circulaire tout autour de la pièce. Le motif de cette danse macabre provient de Palerme, du Convento dei Cappucini où jusqu’au 19ème siècle se déroulait d’étranges funérailles. Les morts étaient séchés sur des fours spéciaux puis placés les uns à coté des autres en position debout, plus exposés qu’inhumés. Les visiteurs flânent encore aujourd’hui tout près des cadavres trop décharnés de ces morts aux grimaces grotesques.

Guiton fait tournoyer au-dessus de la tête des spectateurs les photos en gros plans de ces visages bizarres qui paraissent ricaner. De la conjonction des deux éléments de La ronde, de la convergence de l’effet de la projection de la danse macabre et du volcan vidéo résulte une image d’ensemble forte qui trouve aisément un correspondance dans les représentations mythiques constituantes de notre fonds culturel : mort et damnation, enfer et purgatoire, mémento mori, images apocalyptiques du Jugement Dernier qui ont été jadis inventées pour relier l’ici-bas de la vie à une représentation imagée d’un au-delà. Si le mythe est un récit sans auteur qui se développe avec sa propre dynamique au travers d’images, de représentations et d’histoires , alors Guiton est un conteur de mythes, quelqu’un qui met en images et, d’une façon toute particulière, transmet une chose existant déjà depuis longtemps. C’est là une très ancienne fonction de l’art mais qui aux yeux de beaucoup demeure un anachronisme. Guiton s’empare de cet attribut de l’art religieux ( re-ligere= renouer des liens ) pour paradoxalement, en cette fin de 20ème siècle, lui redonner corps sous forme de visions électroniques. Il se conduit en souverain médiateur des images collectives de rêve et d’angoisse, en mythopoète à l’époque des technologies médiatiques les plus récentes et prouve formellement l’existence et la véhémence toujours active de telles représentations qui ont pu se développer dans le cadre de l’histoire humaine des idées religieuses, d’une «histoire de la fascination». Et ce n’est que parce que la mort a toujours été perçue comme le lointain, l’autre absolu, l’irreprésentable, que parce qu’elle ne peut exister dans nos esprits que comme le discours de ses circonlocutions sans cesse renouvelées, que nous sommes surpris par une telle substitution de ce que mots et images ne peuvent atteindre et qu’elle se légitime au travers de sa force suggestive et de son énergie englobante. On pourrait aussi dire : l’installation vidéo La Ronde tire sa force réelle et sa validité de la concrétisation de l’échec à appréhender cet autre; en cela même qu’elle réussit à représenter en elle l’impossibilité d’une intelligence de la mort, qu’elle en a pour ainsi dire “intégré l’image”. 

Il est évident que cela nécessite un spectateur qui soit capable de se laisser aller à une telle proposition, une telle expérience sur ses sens et sa raison. Un spectateur qui n’élimine pas d’un simple haussement d’épaules cette conjonction d’images mystérieuses et de sons dramatiques comme n’étant qu’ une expérience synthétique à forte valeur divertissante, qui sache utiliser la chance qui lui est ici donnée d’une réelle confrontation esthétique. Nous voyons, entendons, vivons et faisons l’expérience de ces sons et de ces images de la façon la plus intense et sommes pourtant toujours capable de les penser comme étant fabriqués, construits et arrangés et de les mettre en doute. Nous sommes donc bien, en tant que sujet, à même de méditer sur ce qui rend possible une telle expérience ambivalente. La capacité à douter et le questionnement critique de la validité d’une image dans le contexte culturel en font aussi partie. Il s’agit bien là des indices d’une véritable confrontation esthétique qui n’a plus rien à voir avec de la débauche culinaro-sensorielle et qui fait vraiment partie du travail de Guiton .

L’installation interactive Le vol du Regard, datée de 1997, nous invite à une observation auto-refléxive identique. Sur les murs d’une pièce sont projetées des images vidéo d’une végétation tropicale dense. Une composition de différents cris d’oiseaux emplit l’espace sonore. Pépiements, ululements, jacassements nous livrent une sorte d’expérience « intégrale » de la jungle qui est naturellement, pour Guiton, relativisée par le potentiel de réflexion offert par la forme de sa médiation technique qui parallèlement confirme son statut d’installation vidéo. En quinze minutes, le vert de la jungle se modifie, il pâlit, comme si quelqu’un avait touché au réglage de la couleur d’un téléviseur, pour finalement s’épanouir à nouveau. Au milieu de la pièce se trouve un abri à oiseaux fiché sur un poteau, un nichoir comme on en voit dans les jardins et les parcs publics : la réplique d’une maison à pignon avec un petit trou rond sur la face avant pour que des oiseaux virtuels puissent s’y glisser. Situé à hauteur de tête d’un spectateur éventuel, ce “trou d’observation” invite à regarder à l’intérieur. En effet un lien se tisse entre l’impressionnant décor de jungle, le chant des oiseaux et ce nichoir. Pourtant dès l’instant où le spectateur répond à cette invitation - à savoir se comporter en voyeur- dès que sa tête approche du trou le fond sonore furieux s’interrompt d’un coup, le silence règne dans la pièce. À l’intérieur de la boîte on distingue une image vidéo - il est vrai de petit format. On y découvre, organisées selon un motif kaléidoscopique, les silhouettes imprécises de différents oiseaux dont les trajectoires de vol se superposent et s’entrecroisent; on entend, maintenant que le vacarme des chants a cessé, un battement d’ailes permanent, qui lui aussi provient directement de l’intérieur de la boîte. C’est en quelque sorte le monde acoustique intérieur du monde extérieur qui vient de se taire. Le nichoir laisse donc apparaître quelque chose qui ne peut être découvert et perceptible que par l’exclusion du monde extérieur. Ce mécanisme fonctionne aussi quand d’autres visiteurs sont dans la pièce. Mais une autre chose se cache encore dans ces images vidéos “intérieures”: un motif tout d’abord énigmatique semble, tel une allusion derrière cette structure cristalline, émerger au travers des ailes battantes des silhouettes d’oiseaux. Au départ on ne perçoit qu’un arrière-plan de couleur chair puis, en regardant très attentivement, on découvre le détail d’un tableau connu de Gustave Courbet qui défraya la chronique : L’origine du monde (1866) montre le sexe noir d’une femme entre ses cuisses écartées. Guiton ne nous parle pas seulement du thème de la « nature » ou de « la forêt bruissante d’oiseaux », mais également d’un motif pictural ancré dans notre culture avec toutes ses métaphores et ses significations multiples . Cela transparaît déjà dans le titre Le Vol du Regard qui en français renvoie à une triple acception : “l’envol du regard”, “la subtilisation du regard”, “le piège à regard”. Le spectateur est certes incité à cette curiosité du regard, mais c’est bien de son propre chef qu’il se transforme en voyeur. Il en prend au plus tard conscience au moment où, collant son œil au trou, il fait taire le cri des oiseaux. La révérence de Guiton à Courbet qui, par le biais de la composition kaléidoscopique précitée et de la répétition des images, se cache plus qu’elle ne se dévoile, n’est pas l’unique référence de ce travail à l’histoire de l’art. Entre 1946 et 1966 Marcel Duchamp a développé une œuvre étrange qui reste à ce jour peu commentée: Étant donné: 1 la chute d’eau, 2. le gaz d’éclairage exposée musée d’art de Philadelphie et face à laquelle le spectateur se trouve confronté à une situation de départ équivalente. Tout d’abord on pénètre dans une sorte de corridor où seule est visible une porte en bois fortement érodée. Puis on aperçoit, à hauteur de tête, deux petits trous qui « comment pourrait-il en être autrement » invitent à regarder au travers. Ainsi transformé par sa propre curiosité en voyeur, on découvre par ces étroites ouvertures une portion de paysage à la manière d’un diorama. Dans cette nature artificielle, bien en face des trous, est allongée une femme nue aux cuisses écartées. Anticipation du regard dans un peer-show, duplicité fortuite des événements et des décisions - ou sinon quoi?

Duchamp le savait déjà et Guiton lui fait écho aujourd’hui: à l’acte du voyeur est associé une forme spécifique d’auto–excitation conditionnée nécessairement par la distance et le caractère foncièrement inatteignable de l’objet de son désir. En principe une vague allusion et la vision restreinte par un trou de serrure lui suffisent déjà. Il s’agit d’une jouissance du regard qui est toujours liée à une certaine puissance d’imagination, à un déplacement nostalgique d’une image lointaine dans la tête du spectateur. Si l’on considère le voyeurisme, au sens pathologique du terme, plutôt comme un appauvrissement des rapports humains, il s’agit ici, tant au niveau artistique que discursif, de faire prendre conscience de cette jouissance du regard et de la puissance d’imagination corollaire comme énergies autopoétiques. Utilisé de façon artistique le regard sur les cuisses d’une femme à travers un trou ne se réduit donc pas à une pauvre finalité onanisme, mais constitue au contraire un nouveau point de départ de l’observation. Quelqu’un qui est capable d’intégrer la part active qu’il prend dans le processus de perception, ses attentes, ses projections, ses interprétations et jugements dans l’analyse de la perception fait bien plus qu’enregistrer de façon libidineuse ce qui se trouve actuellement devant lui. Le doute devant l’étroitesse de son propre regard de voyeur, la conscience de ce désir fixé sur un point devient une partie du processus de vision et conduit à un élargissement du discernement et de l’expérience que n’autorise pas le banal voyeurisme du quotidien. Guiton ne transforme pas le spectateur en protagoniste d’une étrange et inutile tentative de classification, mais le définit comme un sujet souverain réfléchissant sur ses propres expériences. L’ “interactivité” de ce travail, rendue possible par l’emploi de capteurs et de commutateurs électroniques pour le son et l’image, ne représente pas le but mais uniquement le moyen ou la méthode de cette installation qui pour le reste se situe dans la tête du spectateur.

La pièce réalisé en 1997 : Der Rattenfänger s’inscrit également en tant que sujet de réflexion d’un genre particulier. En pénétrant dans l’espace obscurci on découvre un grand nombre de haut–parleurs ovales, couchés sur le sol et qui, suivant un courant sinueux, se dirigent apparemment tous dans une même direction. Cela rappelle un peu un embouteillage sur une autoroute photographié du ciel. Ces petits éléments sont reliés par des câbles fins qui soulignent l’orientation de la marche sinueuse. Ce que ce réseau de câbles met en évidence est cependant déjà audible dès l’entrée de la salle : un tissu sonore régulier composé du couinement de nombreux petits rongeurs, du piétinement permanent de milliers de petites pattes et de légers bruits de glissement. Dès lors, l’association “rats” s’impose plutôt intuitivement que par déduction de l’esprit. Cet arrière–plan sonore permanent se répartit dans tout l’espace. Mais ce n’est pas tout : de derrière un angle du mur, de l’endroit vers où semble se concentrer ce courant de rats, sourde un grondement, évoquant le vacarme du volcan de La Ronde, mais auquel se superposent encore des feulements et des gargouillements. Prend-on le même chemin que la meute de haut–parleurs (il y en a du reste plus de 100) suivant en cela aussi son oreille, on fait une découverte qui, mesurée à la virtualité de son apparition, est assez horrible. Ces rats techniques se dirigent tous vers une grande projection vidéo qui, de prime abord, rappelle un gouffre ovale ou rhomboïde. Un trou monstrueux s’ouvre et se ferme en cadence, vrombit, fume, et siffle, semblant incorporer le flux de rats en une suite de déglutitions convulsives. Un orifice de la terre, vibrant, brûlant, capable d’éruptions violentes., un abîme infernal menaçant. Bien vite s’impose l’association d’un sexe féminin, plus plein de peur que de désir, d’un vagin, crevasse s’ouvrant et se rétrécissant en permanence, toujours plus grand et plus menaçant qui, selon l’interprétation freudienne, peut être perçu comme castrateur (dentata) ou selon celle de Georges Devereux comme une vulve mythique chargée de peur et de désir. Il semblerait qu’une fois de plus Jean-François Guiton s’approprie des représentations ancrées dans notre fonds culturel. Il se réfère de façon intuitive et réfléchie au conte (allemand) du joueur de flûte de Hamelin où un mystérieux étranger délivra la ville d’une invasion de rats. Mais les habitants refusèrent de le rétribuer comme convenu pour ce travail. Alors, comme il l’avait fait auparavant avec les rats, il attira au son de sa flûte tous les enfants hors de la ville et les fit disparaître pour toujours dans une caverne. Guiton n’illustre cependant ni cette histoire, ni aucune autre; son travail ne se réduit pas à créer des scénarios gonflés d’effets de ce que l’on pourrait raconter ou expérimenter d’une autre manière, mais il constitue la base et le stimulus d’une expérience uniquement possible sous cette forme.

Le fait que dans son travail apparaissent régulièrement de très anciens topiques, des mythes, des images archaïques, des symboles et des visions de peur, de désir et de mort ne témoigne pas d’une tentative d’exhumer de mystérieux signes anciens, depuis longtemps sans signification ou oubliés, et de les réactiver sous une forme anachronique mais bien plutôt du contraire : ces signes et ces images sont tout aussi actuels en cette époque de médias. Ils appartiennent à un fonds de tradition millénaire en perpétuel changement qui existe toujours en cette fin de 20ème siècle. Tels que Guiton nous les présente, nous prenons conscience qu’ils sont par essence changeants, réinterprétables et réutilisables à des fins diverses. Les mythes fonctionnent aussi à l’époque des médias comme des “messages muets”: les images et les histoires s’enrichissent en chemin, se transforment et sont au bout du compte à peine reconnaissables. Pourtant il ne s’agit pas pour Guiton, en tant que conteur de mythes de l’époque des médias, de déplorer, dans le cadre d’un processus de deuil sentimental, les pertes causées par ces médias, mais au contraire de maîtriser l’utilisation contemporaine de la profusion toujours existante d’images et de représentations ainsi que leurs significations superposées respectives. La spécificité d’une telle expérience artistique voulue par l’auteur n’est pas remplaçable par des discours, elle est même en mesure de résister victorieusement à une appréhension verbale. Elle se situe en ce lieu où le langage ne peut plus ou pas encore saisir. Et Jean–François Guiton est convaincu que pour cela la vidéo est un bon moyen, voire un “médium”.